TELEPHONE MOBILE ( d'après Patrick Besson )
La rue est devenue un central téléphonique. Au restaurant, le client seul a de la compagnie: le fils auquel il téléphone ou sa mère qui l'a appelé. Le dîneur qui n a pas de famille regardera un film au lieu de son assiette. Ce sera un petit bruit qui nous rappellera que nous ne sommes pas seuls sur cette planète qu'il faut protéger.
Les vieux sont plus accros à l'appareil téléphonique que les jeunes : ils attendent encore l'amour alors que les jeunes l'ont trouvé.
La société est devenue un mur infranchissable derrière lequel nous sommes tous attachés.
Devant la boutique du fournisseur d'appareils, à Nice, l'angoisse règne dans la file d'attente. Déjà, l'orange : C'est la couleur des fringues dans la prison mouroir de Guantanamo.
Sans leur téléphone, petit objet noir et plat qui contient toute leur vie comme un énorme dossier de police, les clients n'ont plus ni sens ni direction. Ils se retrouvent sans bousssole dans une marche de nuit.
Le téléphone est devenu un nouvel organe, comme un second cerveau ou un rein supplémentaire. Impossible de s'en passer sans risquer l'embolie.
C'est une forteresse technologique dans laquelle nous nous sommes laissés enfermer. On tend même les poignets pour qu'on nous passe plus vite les menottes Bouygues, Free, ou SFR. Un code pour chaque moment de la journée: entrer chez sa femme, entrer chez son ex-femme, consulter un compte bancaire, entrer dans un garage, sortir d'un garage, etc. La perte ou la panne de téléphone ouvre un gouffre sous nos pieds. Nous ne sommes plus dans la réalité puisqu'elle est téléphonique et que nous n'avons plus de téléphone. Nous devenons un non-être flottant dans un ciel d'indifférence. Nos chaînes sont tombées, du coup nous n'appartenons plus au genre humain emprisonné.
Nous ne sommes personne, et nous ne sommes plus nulle part. Essayez d'acheter un Big Mac sans téléphone : Il faudra trouver la bonne fi1e, pour commencer.
Quand on a oublié son téléphone à la maison, on se sent tout nu et on n'a qu'une pensée: lui. Comme pendant un chagrin d'amour.
Quand on l'a laissé dans un taxi: pensée de suicide. Exactement comme pendant un chagrin d'amour. Même les livres sérieux - essais sur ia montée de l'extrême droite dans I'Union européenne ou romans violents - sont écrits près d'un téléphone. II ne s'agirait pas que l'écrivain manque quelque chose de tout ce qui arrive sur terre ou dans sa vie.
Le téléphone est une drogue qui nous fait croire au double mythe de l'omniscience et de l'omniprésence. Lawrence Durrell ne voulait pas de télé dans sa maison de Sommières: il aurait eu l'impression, disait-il, d'avoir un enfant fiévreux dans ia pièce voisine. L'enfant fiévreux occupe désormais toutes les pièces sous le déguisement charmant d'un té1éphone.